Transat Surprises
«Allo Renaud. C’est Francine. Sais-tu que François n’a pas encore réuni tout son équipage pour le convoyage à La Martinique auquel Charles-André doit prendre part? Serais-tu intéressé?». A peine rentré de six mois et trente-cinq milles kilomètres en Asie, allais-je prendre la mer pour plusieurs semaines?…
Me voilà deux semaines plus tard parti pour une transat de La Rochelle au Marin en Martinique. Elle allait me réserver quelques surprises au-delà du téléphone de Francine.
Il pleut à verse lorsque nous arrivons de nuit à La Rochelle après quelque huit cent cinquante kilomètres de route sans encombre. Guy, le correspondant de l'affréteur de l'Océanis 51.1 que nous devons convoyer, a indiqué à François que le bateau était amarré au Bassin des Chalutiers, le long du quai Georges Simenon, à côté de plusieurs catamarans. Il nous faut près d'une heure pour trouver le bateau, amarré le long de la rue Sénac de Meilhan, et, surtout, pour accéder au quai avec la voiture. Il y a beaucoup de bagages et de matériel à transborder. Une fois de plus, je me demande pourquoi les gens ne situent pas systématiquement les emplacements à l'aide des coordonnées GPS. Qui n'a pas dans sa poche un smartphone doté de la géolocalisation? De la part de marins utilisant tous les jours un GPS, c'est incompréhensible.
Alors que nous sommes en train de faire la chaine pour vider la voiture dans le bateau, nous entendons un plouf à notre hauteur. Un ivrogne tombe à l’eau d'une hauteur de près de trois mètres, en glissant entre le mur qui soutient le quai et le ponton. Nous appelons aussitôt police-secours et nous retenons le malheureux par les épaules pour qu'ils ne disparaisse pas au milieu des mulets qui foisonnent dans le bassin. Nous le hissons difficilement sur le ponton avant l'arrivée de l'ambulance dans laquelle il repartira pour être soigné et dégrisé.
Je me vois attribué une cabine où la moitié de la couchette double est remplie de cartons de lingerie et de literie. Le bateau de douze places est destiné à offrir des croisières dans les Antilles. Dans les eaux calmes du port, je passerai une première nuit dans un sommeil profond. Les suivantes dans le Golf de Gascogne seront plus animées avec quarante cinq degrés de gîte et du clapot. Les cartons me rouleront dessus à chaque virement ayant lieu pendant mon repos, m'arrachant aux bras de Morphée pour matosser. Après plusieurs jours d'inclinaison, de roulis et de tangage permanents, les membres se couvrent de bleus et l'équipage ne retient plus ses jurons chaque fois qu'une assiette se vide de son contenu sur la table ou qu'un verre se renverse dans le carré. L'effort est continu, même allongé sur sa couchette. Les muscles se crispent, la fatigue se fait sentir. Jean nous raconte ses trois années à naviguer sur les mers du globe à bord d'un catamaran tapant certes dans la vague, mais restant toujours horizontal. On a beau préférer l'esthétique élancée des monocoques à celle des catamarans ressemblant à des habitations flottantes avec balcons; leur stabilité et leur vitesse au portant commencent à nous intéresser. On le vérifiera entre La Guadeloupe et La Martinique, à bord d'un Catana Bali 4.5.
Du gros temps à répétition nous contraint à emprunter la route des écoliers. C'est ainsi que les femmes de marins décrivent la progression à petites étapes, en se réfugiant dans les ports côtiers pour éviter les bastons. Nous y croisons des concurrents de la Route du Rhum partis de St-Malo vingt quatre heures après nous, d'aucuns aussi pour se protéger de la tempête, d'autres pour réparer des avaries. Les premiers arriveront à La Guadeloupe en sept jours, il nous en faudra autant seulement pour franchir le Golf de Gascogne et passer le Cap Finisterre. Nous atteindrons La Guadeloupe en quarante et un jours.
Naviguer les premiers jours de gros temps à proximité des côtes nous est utile pour prendre en main le bateau, pour découvrir le fonctionnement de la technique de bord et pour procéder à quelques réparations. La documentation de bord est très lacunaire et les indications de l'affréteur totalement insuffisantes. Nous comprenons rapidement que nous ne sommes pas seulement convoyeurs, mais aussi essayeurs d'un bateau neuf mis à l'eau deux jours seulement avant que nous embarquions. Drisses croisées, poulies éclatées, point d'écoute de foc déchiré, coulisseau de grand voile cassé, témoins de charge des batterie intervertis, cartes marines inexistantes et j'en passe. Heureusement que Jean, François et Marcel, les plus expérimentés, ont emmené avec eux de l'outillage, du matériel et des instruments de navigation et de télécommunication. Une réserve d'eau, une balise de détresse et une radio VHF portative sont rangées à côté du BIB (radeau de sauvetage), les manoeuvres sont rodées, la vie à bord et les quarts sont organisés, le seizième jour nous mettons le cap à l'Ouest, sur les Canaries. La navigation en haute mer commence. Nous nous habituons à enfiler nos cirés humides et collants de sel pour prendre notre quart.
Toilette, cuisine, repas, nettoyage, repos, navigation, quarts, une certaine routine s'installe, chacun trouve sa place et prend ses petites habitudes. Les relations humaines s'approfondissent au gré des discussions sur les sujets les plus divers ou des échanges sur l'utilisation des instruments de navigations ou de télécommunication. Les personnalités se dévoilent immanquablement. Une excellente dynamique de groupe s'installe. C'est fort appréciable. Après un certain temps, on commence à parler de sa famille; sans doute commence-t-elle un peu à manquer. Je lis plusieurs pages sur mon iPhone et j'écoute de la musique avant de m'endormir, comme quand je voyage avec mon camping-car. Je limite ma toilette et mes changements d'habits au stricte nécessaire. Je retrouve aisément l'existence un peu spartiate que j'aime bien en voyageant. Et tant pis pour le parfum de mon après-rasage. A l'instar de mes compagnons de route, je relève que ce modus vivendi se traduit par des journées qui passent très vite. Le temps file. Le programme de la journée nous occupe pleinement, d'autant plus qu'il est agrémenté de longs moments à s'extasier sous la voute étoilée que le ciel nous offre et à admirer une mer dont la houle bleue et blanche de trois à cinq mètres est fascinante.
Nous faisons escale à Santa-Cruz de Tenerife avant de mettre le cap au Sud pour aller toucher les alizés. François et Roland nous quittent, Jean, Jean-Denis et Claude-Alain les remplacent. Un avitaillement de six chariots de supermarché archi-remplis doit nous assurer la subsistance pour la vingtaine de jours nous séparant de Pointe-à-Pitre. Une planification des menus de chaque repas nous assurent une alimentation suffisante et variée durant toute la traversée. Elle sera même agrémentée d'une superbe dorade coryphène pêchée grâce à la ligne et aux appâts que François nous a laissés. Nous mangeons un autre soir une douzaine de poissons volants venus s'échouer sur le pont du bateau.
En fin d'après-midi, des bancs de dauphins en chasse fondent à trois reprises sur le bateau en multipliant les sauts hors de l'eau. Leur rapidité et leur agilité nous épatent. Deux couples d'orques nous rendent visitent. Ils nous suivent une dizaine de minutes en montrant leur impressionnante tête noire et blanche et la très grande nageoire dorsale des mâles. Ce sera le clou de cette transat.
Le Marin, 15 décembre 2018 / Renaud Tripet
Les Copains d'abord