Il ne fait pas bon être un bébé russe

de la mondialisation

Internet, une éducation ouverte sur le monde, l'apprentissage de l'anglais et de bonnes études à Moscou détournent les bébés russes de la mondialisation du scandaleux champ de bataille ukrainien. Mais ils ne sont pas les bienvenus chez nous. On s'en méfie.

"Hello L., je suis bien entendu navré de cette guerre d'Ukraine qui se poursuit et je prie pour qu'elle se termine au plus vite. Mais aujourd'hui, je pense à ta famille et à tes amis en craignant que la mobilisation ne touche les plus jeunes. Toutes les guerres de l'histoire sont damnées, celles du passé comme celles du présent. Bref, la maison de Cernier est ouverte à tous ceux qui cherchent à fuir la guerre, de ta famille et de celles de tes ami·e·s. Je t'embrasse très fort.". C'est le message que j'adresse à mon amie de Krasnoïarsk le 24 septembre dernier, trois jours après la mobilisation militaire partielle décrétée par Vladimir Poutine. Je pense en premier lieu à son petit-fils M. qui a terminé en juillet passé ses études en sciences économiques à Moscou. Ayant bénéficié d'un report de son service militaire obligatoire pour terminer ses études, il n'appartient pas aux réservistes principalement visés par cette mobilisation; mais il risque d'être rapidement appelé sous les drapeaux pour remplir ses obligations militaires et, très probablement, envoyé aussitôt dans le Donbass pour canarder des ukrainiens avant d'être canardé lui-même.

"Bonsoir Renaud, la situation devient de pire en pire pour les jeunes… M. et son ami de Novosibirsk A. viennent de décider de quitter la Russie. C'est trop risqué. Ils ont sauté jeudi dans le dernier wagon du train de Moscou pour Mourmansk. Ils prendront un taxi pour la frontière finlandaise et ils essaieront de rejoindre Helsinki ou ils espèrent trouver un avion pour Zurich… Ils sont partis comme deux lapins effrayés." (L., le 27 septembre).

"Cher Renaud, nous arriverons d'Helsinki à Zurich à 18h20. Nous prendrons un train pour Neuchâtel et un bus pour Cernier si c'est possible. Merci de ta gentillesse." (M., le 27 septembre).

Je me félicite d'avoir recommandé Signal à L. C'est probablement aujourd'hui l'application grand public de messagerie et de téléphonie qui offre la meilleure protection de la sphère privée à ses utilisateurs·rices, aussi à celles et ceux qui résident dans des pays exerçant les pires censures et écoutes.

J'accueille M. et A. le 27 septembre à 21h30 sur le quai de la gare CFF de Neuchâtel. Ils n'ont pas dormi depuis quarante-huit heures. Ils ont franchi la frontière russe une heure avant qu'elle ne soit fermée à tous les russes en âge d'être mobilisés. En montant à Mourmansk, ils ont évité les queues interminables des passages de frontière situés plus au Sud. Bonne inspiration. Il y a six jours que la mobilisation militaire partielle a été décrétée par le Kremlin.

M. et A. sont épuisés mais ravis d'être arrivés à la première étape d'un périple qui ne fait que commencer. Ils sont au bénéfice d'un visa touristique Shengen de nonante jours. Ils prennent chacun possession de leur chambre et ils nous racontent qu'ils ont quitté leur appartement de Moscou en ayant juste le temps de prendre un billet de train pour Mourmansk et d'obtenir de leur employeur l'autorisation de travailler à distance. Je leur communique le code wifi de la maison pour qu'ils puissent tenir leur entourage informé de leur arrivée en Suisse et ils s'enferment dans leur chambre pour une longue nuit.

Le petit-déjeuner du lendemain est l'occasion d'apprendre que M. et A. ont quitté la Russie sans plan prédéfini. Comme ils espèrent retourner au pays à courte échéance, ils ont chacun conservé les baux de leurs appartements. Ils résident au centre de Moscou, leurs loyers sont bon marché et ils craignent qu'en s'en séparant, ils doivent se loger à leur retour à des prix beaucoup plus élevés. Moscou est une grande ville et y trouver un habitat abordable est difficile, comme dans toutes les grandes métropoles.

M. travaille dans les crypto-monnaies et A. travaille pour l'entreprise américaine Mars. Il me raconte qu'elle poursuit son activité sur territoire russe. Pour convertir du rouble en dollar, en euro ou en francs suisses et effectuer un virement en Suisse ou ailleurs en Europe, ils font appel au système bancaire turque. Si celui-ci devait un jour tomber sous le coup des sanctions occidentales, ils passeraient par l'intermédiaire de crypto-monnaies. Il y a un crypto-ATM à Neuchâtel.

A peine avaient-ils posé un pied sur le tarmac de Kloten que nos deux amis téléchargeaient l'app Mobile CFF pour trouver un train pour Neuchâtel et pour acheter un billet. Le soir de leur arrivée ils avaient aussitôt connecté leur ordinateur et leur smartphone à internet pour informer leurs ami·e·s et leurs familles de leur situation. Le lendemain ils contactaient leurs compagnons de fuite dans les pays frontaliers de la Russie ou plus loin en Asie et en Europe. Tous n'ont pas trouvé un hébergement aussi pratique que le leur, ils en sont pleinement conscients. A partir du lundi ils étaient opérationnels pour télétravailler au moyen de liaisons cryptées de bout en bout et de réseaux privés virtuels (VPN); de telle sorte qu'ils puissent échapper à la censure et au traçage des autorités, en particulier russes. Alors que l'intervention militaire russe en Ukraine fracture profondément la société russe, mais aussi les familles et les réseaux de M. et A., ils ne sont pas très diserts sur la question. Ils cherchent bien sûr à échapper au champ de bataille; mais ils sont surtout déchirés entre l'amour de leur pays et l'absurdité de cette opération militaire. M. et A. aimeraient parcourir le monde avant de s'installer à Moscou pour fonder une famille et poursuivre une carrière professionnelle. Leur éducation et leurs études les ont ouverts à une approche mondialisée et multipolaire des relations humaines. Ils sont les bébés russes de la mondialisation. Ils perçoivent le retour aux blocs articulés autour des grandes puissances comme une régression. J'aime à croire qu'ils appartiennent à une jeune génération qui nous débarrassera des nationalismes populistes  qui gangrènent la planète depuis un quart de siècle.

Le temps avance et il convient de trouver rapidement une possibilité de séjourner qui dépasse les nonante jours de leur visa Shengen. Je demande au Secrétariat d'Etat aux migrations de la Confédération (SEM) si les russes fuyant la guerre d'Ukraine peuvent jouir des mêmes facilités de résider que celles offertes aux ukrainiens. "… Un visa humanitaire peut être délivré si, au vu du cas concret, il faut manifestement partir du principe que la vie et l'intégrité physique de la personne sont directement, sérieusement et concrètement menacées dans son pays d'origine ou de provenance. La simple possibilité d'être prochainement appelé à servir militairement ne remplit en principe pas ces exigences élevées. La mise en danger doit être imminente…" (SEM, le 30.9.2022). La difficulté du SEM d'appréhender la réalité concrète de la jeunesse russe fuyant la guerre laisse songeur. Comment le SEM peut-il estimer que la mise en danger n'est pas imminente? M. et A. ont bénéficié d'un report de leur service militaire obligatoire à la fin de leurs études. Ils ne sont certes pas réservistes; mais l'armée russe a tout intérêt à les enrôler rapidement pour apprendre le métier de soldat et à les envoyer au plus vite en Ukraine.

Au bénéfice d'un certificat d'hébergement illimité dans le temps et entièrement solvables, M. et A. n'ont besoin de rien d'autre que d'une autorisation de séjourner, le temps que les événements s'apaisent et qu'ils puissent rentrer au pays. Ils me racontent que les ordres de marche militaires ne sont valables en Russie que contresignés par le destinataire. Tant qu'ils sont à l'étranger, ils ne peuvent pas accuser réception d'une éventuelle mobilisation et, par conséquent, ils ne risquent pas d'être considérés comme des déserteurs. C'est important pour préserver un retour facile en Russie, le moment venu. Une simple prolongation de leur visa touristique me semble alors être la solution la plus opportune à court terme. Je demande alors au service des migrations neuchâtelois si c'est envisageable. Il m'est répondu que "…nous pouvons vous orienter de manière générale. Les visas touristiques ne peuvent être délivrés que pour une durée maximum de 90 jours, sur une période de 180 jours. Cela signifie que la personne doit retourner dans son pays au-delà des 90 jours. Une extension de ce visa n’est possible que si des motifs objectifs empêchent la personne de quitter le territoire suisse (problème de santé empêchant strictement tout déplacement ou annulation du vol). Une simple prolongation par volonté de l’intéressé, quel que soit son motif, n’est tout simplement pas possible.". On dirait que l'administration helvétique n'est capable que de s'asseoir sur une réglementation complètement décalée par rapport à la réalité. Est-ce qu'en séjournant en Suisse, M. et A. menacent la sécurité suisse? Sont-ils des espions potentiels au service du Kremlin? La question m'est venue à l'esprit et je n'ai aucun moyen d'y répondre. Je crains seulement que l'incapacité helvétique d'accueillir les jeunes russes fuyant la guerre d'Ukraine n'alimente les ressentiments anti-occidentaux d'une population qui sera demain aux commandes de la Russie.

Le 14 octobre M. et A. ont embarqué dans un bus pour Munich et Pragues, avant de sortir de l'Espace Shengen et de chercher une manière de prolonger leur séjour hors de Russie, le temps qu'il faudra.

Cernier, le 25 octobre 2022 / Renaud Tripet


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