De Porto à Vladivostok
Une demie-année sur les routes d'Asie centrale, de Mongolie et de Russie m'a révélé des pays avides d'échanges avec l'Europe dans tous les domaines possibles. L'immense Russie et ses voisins s'avèrent former un marché en pleine croissance aux mains d'une population qui partagent aujourd'hui largement les aspirations et les valeurs européennes, peut-être davantage que les américains.
J'ai roulé des centaines de kilomètres derrière des Lada motorisées par Chevrolet (General Motors), j'ai la plupart du temps obtenu des prix plus avantageux en réglant mes pleins de carburant en dollars US qu'en monnaie nationale. Je n'ai pas croisé un iranien ou un russe qui avait dans la main un smartphone ne fonctionnant pas sous Android (Google) ou sous iOS (Apple). Aeroflot possède actuellement 140 Airbus, 59 Boeing et 49 Sukhoi. Ce soir la télévision m'apprend que le match de la Ligue des champions de l'Union des associations européennes de football (UEFA) que je m'apprête à regarder est sponsorisé par la société russe Gazprom. J'ai de plus en plus l'impression que les sanctions économiques décrétées par Donald Trump visent autant l'Europe que la Russie.
Les pique-niqueurs iraniens qui m'invitaient à partager un verre de thé et un plat de pistaches et d'abricots secs, les russes qui me tendaient un verre de vodka ou une assiette de poisson fumé pêché sous la glace du Lac Baïkal étaient tous avides de discuter de la famille, du travail, de la culture, du sport et de la politique. A l'abri des toiles de tente les tchadors tombaient, dans la vapeur des banias sibériens les langues se déliaient. Sous le manteau s'échangeaient les enregistrements des chanteurs qui dénoncent les abus du pouvoir en place et les méfaits de la politique démagogique. La parole est certes plus libre chez nous, pas depuis très longtemps d'ailleurs; mais autour d'un verre de dough en Iran, de vodka en Russie ou de vin en Europe la discussion aborde les mêmes sujets, les esprits s'échauffent pour les mêmes raisons.
Il n'y a plus qu'une seule frontière à abattre pour permettre aux personnes, aux biens et aux services de circuler librement de Porto à Vladivostok. Grâce à Internet, le web de Tim Berners-Lee permet à la pensée, aux informations et aux données de franchir massivement cette dernière frontière depuis 1989. Je ne peux pas m'empêcher de rappeler que le Mur de Berlin s'est effondré la même année.
Alors que les Etats-Unis de Donald Trump sont en voie d'abandonner ou de perdre le leadership des grandes organisations et des grands traités internationaux, alors que le multilatéralisme et le libre-échange sont davantage promus aujourd'hui par la Chine, l'Inde, l'Union Européenne et la Russie que par les Etats-Unis; le moment n'est-il pas opportun d'envisager un traité de libre-échange, voire de libre circulation des biens, des services et des personnes, entre l'Union Européenne et la Russie? Je ne suis pas un apôtre du libéralisme économique qui permet aux multinationales d'échapper à l'impôt et au développement durable; mais je crois aux vertus d'une économie qui poursuit ses objectifs de rentabilité dans un cadre institutionnel dûment régulé. Cependant, nos démocraties, leurs cultures et leurs écologies sont menacées par des organisations industrielles ou personnelles qui dépassent les états. A ceux-ci donc de s'organiser entre eux pour répondre de manière adéquate aux besoins d'une économie mondialisée, mais aussi de sociétés humaines avides de préserver leurs spécificités et des arts de vivre à des dimensions plus à leur portée.
Autrement dit, je crois qu'un traité de libre-échange entre l'Union Européenne et la Russie engendrerait:
• l'ouverture d'un marché du commerce et du travail de Porto à Vladivostok de nature à diminuer notre trop forte dépendance des Etats-Unis,
• l'échange d'expériences et de compétences scientifiques et techniques de nature à diminuer aussi notre trop forte dépendance des Etats-Unis,
• des collaborations vertueuses pour trouver des solutions plus efficaces aux conflits qui ravagent de trop nombreuses régions,
• des politiques davantage concertées pour faire face aux grands flux migratoires qui traversent notre planète,
• une amélioration de l'emploi et des conditions de vie de nature à encourager les bonnes pratiques démocratiques et, finalement,
• une meilleure répartition des richesses et des fruits des activités humaines.
Si l'égocentrisme de Donald Trump et de ses amis devait rapprocher l'Union Européenne et la Russie, il en résulterait peut-être le nouvel ordre mondial économique et social qu'attendent de nombreuses populations laissées sur le bas côté depuis les trente années qui ont permis de reconstruire le monde, soi-disant glorieusement, à l'issue de la deuxième guerre mondiale.
Cernier, le 20 septembre 2018 / Renaud Tripet
Atre Khatereh / Ali Zand Vakili