Déroute en Inde

Les guides et les agences de voyage conseillent pour la plupart d'éviter de prendre le volant en Inde. Ils ont raison.

Un coup de volant à gauche et pédale douce, tu viens d'entrer en Inde. Je suis aussitôt entouré de piétons, de vélos, de triporteurs, de motos, de rickshaws à pédales ou motorisés, de voitures, de camionnettes, de camions et d'autobus. Le tout dans tous les sens et dans un concert permanent de klaxon. C'est étourdissant. Je suis aussitôt dans le bain.

Je roule lentement en tenant bien ma gauche; ce qui m'oblige à particulièrement prendre garde aux véhicules qui s'arrêtent ou qui s'élancent sans aucun avertissement lumineux. Je me rends rapidement compte que c'est comme en Amérique du Sud, les petits signes de la main par la fenêtre remplacent le clignotant. A droite c'est la main du chauffeur, à gauche celle d'un passager. Sur les motos, le pilote tient son guidon des deux mains et c'est un des passagers qui fait les signes.

La route passe à deux voies dans chaque sens, ça va être plus fluide. Je prends un peu de vitesse et m'apprête à dépasser un camion multicolore. Mais que fait-il? Il reste sur la voie de droite et je ne sais pas que faire. Des petits coups de klaxon se font entendre à l'arrière. Je garde mes distances et je regarde ce qui se passe. Un pick-up surchargé me dépasse par la droite puis le camion par la gauche. J'observe alors que presque tous les poids lourds circulent sur la voie de droite. Je crois comprendre que la voie de gauche est pour les piétons et les véhicules lents, celle de droite pour les camions. Les véhicules plus rapides se faufilent où il y a de la place, en klaxonnant. Il est d'ailleurs écrit à l'arrière de la plupart des véhicules utilitaires Please horn. Je m'y mettrai, par prudence. J'aurai davantage klaxonné en Inde que pendant toutes mes années précédentes de conducteur.

Un ralentissement transforme soudainement la circulation en un essaim complètement désordonnés. Ce ne sont que deux vaches couchées sur la voie de droite. Elles ne semblent pas le moins du monde troublées par le goulot d'étranglement qu'elles provoquent. Elles ruminent paisiblement. Un petit signe de la main et on avance centimètre par centimètre; mais on progresse toujours un peu. Les motards et les scootéristes n'hésitent pas à glisser leur roue avant au nez d'un camion arrivant à leur épaule. Les triporteurs avancent inexorablement au pas et les rickshaws motorisés semblent tourner dans tous les sens. L'obstacle bovin est franchi en quelques minutes. Il y en aura d'autres. Les flux peuvent reprendre, celui des lourds à droite, celui des lents à gauche et celui des rapides entre-deux.

Le nombre d'autobus augmente. Ce sont les plus nerveux. Ils klaxonnent continuellement et ils dépassent avec une témérité incroyable, quitte à forcer les véhicules arrivant en face à freiner brusquement et à se ranger sur la bas-côté. A peine t'ont-ils dépassé qu'il te font une queue de poisson pour s'arrêter devant toi et charger ou décharger des passagers. Ils redémarrent en imposant leur grosse masse aux véhicules arrivant par derrière dans un gros nuage noir. Ils annoncent la proximité d'une ville.

Boum boum! Ah! Il y a aussi des gendarmes couchés en Inde. Il faudra que je prenne garde si je ne veux pas y laisser ma suspension et mes vertèbres. Nids-de-poule, et pas des moindres, secteurs sans revêtement, seuils hauts comme des marches d'escalier, barrières de ralentissement et détournements. Je suis en ville; mais ce n'est rien à côté de la multitude de piétons, de véhicules de toute sorte, de vendeurs ambulants et de petits magasins qui encombrent la voie. S'ajoutent les véhicules qui n'hésitent pas à circuler à contre-courant, aussi bien rickshaws qu'autobus. Je me rends compte que le véhicule attire les regards; mais je ne sais pas si c'est le camping-car ou ma conduite qui en est la cause. Il m'aura fallu une petite heure pour traverser ma première ville. Je suis intact et je n'ai touché personne; mais ce n'est pas encore Dehli. Je suis en sueur, le stress de l'apprenti-conducteur. Ce premier jour de route en Inde, je ferai halte dans une station-service qui acceptera que je me parque à côté de ses citernes pour la nuit. Je m'endormirai rapidement et profondément. Le bruit de la route ne me gênera pas.

Une demi-douzaine de curieux s'intéressent au véhicule au parc de Fathepur Sikri où je bivouaque. Ils sont davantage impressionnés par la distance parcourue et par les pays traversés depuis mon départ de Suisse que par le fait que je semble me débrouiller dans la circulation indienne. Je reprends la route en direction de Dehli et j'arrive sur une autoroute à six voies. Les poids lourds prennent possession de la voie centrale, les véhicules lents à gauche et la voie de droite pour les dépassements. Les vaches et les taureaux se couchent où ils veulent et la circulation ralentit et les contourne avec respect.

J'ai quitté Fatehpur Sikri vers cinq heures du matin, réveillé par des autocars de pèlerins arrivés bruyamment depuis quatre heures, probablement après avoir roulé toute la nuit. Je suis donc déjà en vue de Dehli vers neuf heures. Les Dreyer m'attendent dans l'après-midi. Je leur envoie un sms pour leur demander si je peux arriver avant midi. "Arrive quand tu veux. On se réjouit de faire ta connaissance.". Cette réponse est à l'image de l'accueil qui me sera réservé par des gens que je ne connaissais que par un échange de courriels relatifs au camping-car. Nous avons les mêmes. Merci pour votre hospitalité les Dreyer. Vous resterez à jamais dans mon coeur.

Mais je ne suis pas encore arrivé. Michel m'a bien envoyé les coordonnée GPS de l'entrée du complexe où Francine et lui habitent. Mon GPS me propose un itinéraire qui semble correct. Quand il s'agit de le suivre en ville, je vérifie toujours, dans la mesure du possible, s'il ne m'envoie pas dans des petites rues trop étroites ou carrément à travers des bâtiments, quand il n'y a pas de cheminement cartographié. Mais Dehli et ses environs sont connus pour être un des pires endroits au monde, s'agissant de la circulation routière. La réputation n'est pas surfaite. Il me faudra plus de trois heures pour arriver à bon port chez les Dreyer. Ce sera le début de l'après-midi, je n'aurais pas dû m'annoncer en avance.

Boum, une moto me touche avec l'extrémité de son guidon. Ou plutôt, nous nous touchons. Qui a touché l'autre? - Impossible de le dire. Mais il n'y a pas de mal, même pas de trace. Je roule depuis quelques jours en Inde et je prends confiance, un peu trop. Je roule plus vite et je m'affirme un peu plus dans les embouteillages. Ce sera l'avertissement bienvenu. Je dois absolument réduire ma vitesse aussitôt qu'il y a un ralentissement et me laisser porter par le flux allant dans mon sens. Laisse les motos, les scooters et les rickshaws te tourner autour.

Dans quelques jours je vais quitter Pondichéry pour mettre le cap sur Goa, via Bangalore et Hampi. J'essaie de rouler le plus possible sur les grand axes, les routes secondaires sont certes plus pittoresques; mais dans un tel état. Ajouter des routes défoncées à une circulation chaotique, c'est trop. Alors je paierai les taxes. Tous les cinquante ou cent kilomètres un péage. Parfois je suis classé comme un véhicule léger, parfois comme une camionnette. L'important, c'est d'avoir de la monnaie. Ma carte de crédit n'est d'aucune utilité aux péages, ni aux stations-service. Moi qui ne jure que par la monnaie numérique, je suis servi.

Pondichéry, le 22 octobre 2019 / Renaud Tripet

N.B. Photos téléchargées sur internet. Moi je tenais le volant des deux mains.

Road Runners