La Russie ne vibre pas au ballon rond comme le Brésil


Le hasard de mes voyages a voulu que je traverse le Brésil pendant le mondial 2014 dont il était l'hôte et la Russie; alors qu'elle recevait le mondial 2018.


Il est six heures et quart quand je me parque à côté du restaurant. Ouf! J'arrive à temps pour le Suisse - Suède qui commence dans quarante-cinq minutes. J'aurai roulé près de dix heures (de la folie) pour arriver à l'aire de repos de camions que je m'étais fixée. Le restaurant a bonne façon. Deux poids lourds arrivent en même temps. Je suppose que les chauffeurs ont fait le même calcul que moi.

Le temps d'ouvrir le toit et de fixer les moustiquaires afin d'aérer le camping-car. En moins d'une minute des centaines d'insectes, des grosses mouches vertes et bleues aux minuscules moustiques qui passent à travers les moustiquaires se précipitent à l'intérieur dès que j'ouvre un orifice. Ce ne sera pas la première nuit que je m'endors avec des hôtes indésirables à l'intérieur.

Bref, au moment de quitter le véhicule pour me rendre au restaurant je constate que les deux camionneurs ont déjà tiré les rideaux de leur cabine. Je les retrouve debout au bar du restaurant, en train de manger un potage et une tranche de pain. Je commande la même chose et je vais m'asseoir. Pas de télévision! J'engloutis ma soupe aux nouilles et à dix minutes du coup d'envoi je demande à la dame qui se tient derrière le bar s'il y a une télévision dans une autre pièce (je me fais comprendre à l'aide de l'app de traduction qui permet heureusement de traduire du français en russe, et vice versa, sans être connecté à internet). Elle me fait comprendre qu'il y a une télévision dans la salle. Effectivement, elle est tellement petite que je ne l'avais pas remarquée. Un monsieur, qui semble être la patron, l'allume et ce qui semble être un feuilleton à la russe apparaît à l'écran. Je demande alors s'il est possible de regarder le football. On me réponde que non. J'ai de la peine à croire que c'est le poste qui ne reçoit pas la bonne chaîne; je suppose que les autres clients tiennent à voir l'épisode du jour du feuilleton.

En consultant mon GPS, je constate qu'il y a encore deux restaurants à proximité et un à une trentaine de kilomètres. Un des deux restaurants tout proches est fermé pour cause de faillite, l'autre montre à la télévision le même feuilleton. Je referme le toit et je prends la route qui conduit au restaurant à une trentaine de kilomètres. Je verrai au moins la seconde mi-temps. Le restaurant n'a pas de télévision et tout les chauffeurs de camions sont déjà en train de s'endormir dans leur cabine. Je me parque à la suite de la rangée de poids lourds et je me résouts à suivre le match sur internet en me connectant toutes les quinze minutes au moyen de ma borne wifi mobile. La Suisse a été lamentablement éliminée du mondial 2018 en seizième de finale par une Suède plus réaliste et mieux inspirée.

Je ne suis pas un amateur de football, bien au contraire; mais comme les jeux olympiques, le mondial de football a le mérite de réunir par les mêmes règles des pays qui, dans tous les autres domaines, s'entredéchirent avec le plus grand mépris des victimes innocentes que leurs conflits engendrent.

Cependant, la Russie ne vibre pas au ballon rond comme le Brésil. Je suis en train de traverser une Russie qui ne donne aucun signe visible du mondial 2018 qu'elle accueille. Tout au plus le douanier qui m'a laissé entrer en Russie après plus de cinq heures d'attente et de formalités a-t-il souhaité une bonne chance à la Suisse. Je lui ai poliment répondu que je m'attendais à ce que la Russie soit championne du monde. Sourires réciproques, moi surtout parce-que j'étais enfin libéré des tracasseries douanières.

Je voyageais en 2014 au Brésil pendant le mondial précédent. Je crois pouvoir dire que je n'ai pas traversé une ville ou un village qui n'avait pas décoré sa grande place au couleur de l'équipe du Brésil. Tous les cafés, tous les restaurants, tous les hôtels, tous les campings, toutes les stations-services, toutes les échoppes bordant les routes étaient équipés d'un téléviseur et tous les matchs donnaient lieu à des rassemblements nombreux et fortement animés. Je me souviens d'un match retransmis sur le rafiot qui remontait l'Amazone de Belem à Manaus. Celui qui corrigeait l'orientation de l'antenne râteau en fonction des changements de cap du bateau avait intérêt à être à son affaire. Il n'aurait pas fallu qu'il laisse l'image se brouiller à un moment décisif du match. Il aurait fini en chair à crocodile.

J'ai bien assisté il y a quelques jours à la buvette d'une station-service à l'élimination surprise de l'Espagne par la Russie. La demie-douzaine de chauffeurs de poids lourds présents ont bien lâché quelques cris de victoire; mais aussitôt qu'a retenti le coup de sifflet final, tout le monde s'en est retourné dans sa cabine. Au Brésil, la troisième mi-temps pouvait durer beaucoup plus longtemps que les deux premières. J'étais presque devenu un supporter de football.


Omutinsky, le 3 juillet 2018 / Renaud Tripet


N.B. La photo de droite a été prise dans une station-service à l'issue de la finale.

Step Right up / Tom Waits