Il me manquera un bout de la Transsibérienne


En faisant halte à Krasnoïarsk, je me retrouvai au coeur de la Sibérie des grandes migrations aujourd'hui de trains routiers qui pendulent entre les rives de la Mer baltique et celles du Pacifique. Les espaces à franchir plus au Nord resteront encore longtemps impénétrables à l'automobile.


La Transsibérienne relie Saint-Pétersbourg à Vladivostok sur près de 11'000 kilomètres en passant notamment par Moscou, Omsk, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Tchita et Khabarovsk. Ayant renoncé à me rendre à Vladivostok puis au Japon, je la quitterai à Oulan-Oude, entre Irkoutsk et Tchita, pour bifurquer en direction d'Oulan-Bator en Mongolie. Il manquera à mon compteur les 2'860 km les plus à l'Est. Mais j'en aurai ajouté bien d'autres pour rejoindre Novossibirsk après avoir quitté le Kazakhstan et pour atteindre Tomsk, plus au Nord. J'aurai néanmoins passé par la plupart des villes qui m'ont fait rêver en lisant le Michel Strogoff de Jules Verne et que j'avais en tête en planifiant mon voyage.

Attendu à Krasnoïarsk par Larissa et ses amis, l'importante halte du Transsibérien ferroviaire était aussi une des principales étapes de mon périple. J'y relâcherai six jours, entouré de l'affection sibérienne de mes hôtes, transporté par leurs chants entonnés à toutes les occasions, accompagnés d'un accordéon, d'une balalaïka ou d'une guitare et nourri de leur cuisine aussi savoureuse que variée. Bref, à mi-parcours de mon périple, je trouvai à Krasnoïarsk tous les ingrédients pour me reconstituer avant de poursuivre en direction du Lac Baïkal et de la Mongolie, puis d'entamer le grand retour via Moscou et les rives de la Mer Baltique.

Deux degrés Celsius dans le camping-car au réveil sous le pont suspendu de Krasnyy Zavod où j'ai bivouaqué avant Krasnoïarsk. Un peu de neige s'est accumulé sur le pare-brise. C'est un des rares matins où j'allume le chauffage quelques minutes avant de m'extraire de mes deux sacs de couchages enfilés l'un dans l'autre. Je me chauffe un café et je me grille du pain que je tartine avec de la confiture de mûre achetée à Tomsk. Ce matin je dois essayer de trouver la maison de Larissa à l'aide des deux photos qu'elle m'a envoyées par internet et d'une adresse inexistante sur la carte de mon GPS.

J'arrive au point que j'ai établi sur la base des indications reçues. Je parque le véhicule et je pars en reconnaissance à pieds. C'est ainsi que je procède depuis que j'ai été presque définitivement bloqué à Yazd en m'enfilant un peu à la légère dans les ruelles de la vieille ville. Pas de nom de rue ressemblant à Blagodatnaïa et encore moins de numéro 37-1. Je m'apprête à retourner au véhicule et à téléphoner à Larissa. Au moment d'ouvrir la porte, une voix m'appelle. Je me retourne pour apercevoir Artëm, le fils de Larissa, qui m'indique que je suis exactement stationné devant la maison. Les dieux des voyageurs ne m'ont pas oublié.

Larissa m'emmène en fin d'après-midi retrouver ses amis pour assister ensemble au spectacle donné à l'occasion du 150ème anniversaire de la naissance et du 100ème de la mort de Nicolas II, une fois empereur de toutes les Russies, sous le patronage du métropolite et du gouverneur de la région de Krasnoïarsk. Admirablement soutenus par l'orchestre philharmonique et la chorale de la ville ainsi que par une bande filmée, les divers interprètes solistes me mirent aussitôt dans l'ambiance du lyrisme slave. Si ce fut une excellente leçon d'une partie de l'histoire des peuples russes, je suis resté un peu perplexe sur le sens de l'événement. Je sais les russes encore marqués par les méfaits du bolchévisme et du stalinisme; mais d'aucuns m'ont semblé avoir oublié ce soir-là que la vie sous le tsarisme n'était pas rose pour tout le monde non plus. Les révolutions de 1915 et de 1917 n'ont pas éclaté sans causes.

Le lendemain, sauna et massage sibériens. Que pouvais-je espérer de plus reconstituant après tous ces jours passés dans un froid de canard. Je m'y rends avec Artëm qui sera fort utile pour traduire les ordres quasiment militaires de l'infirmière qui nous prendra en charge. Nous sommes au centre de réhabilitation de la Compagnie du Transsibérien. Après avoir pris notre tension artérielle et vérifié que nous ne souffrions pas de contre-indications médicales à la température de la sauna, elle nous demande de nous dévêtir et de nous asseoir chacun dans une boîte qu'elle referme et dont ne ressort que la tête. Un ronronnement de ventilateur se fait entendre et une légère odeur d'essence aux herbes forestières parfume la pièce. La chaleur monte et je sens les premières gouttes de transpiration dégouliner le long de mon dos. La scène d'un film, je crois me souvenir de James Bond, où un personnage est retenu prisonnier dans une même boîte; alors que la température monte bien au-delà de ce qu'il convient me traverse l'esprit. Un sentiment de claustrophobie m'empêche de trouver la séance aussi relaxante que ça devrait. Les quinze minutes sont enfin écoulées et je me réjouis du bain ou de la douche glacée qui nous attend. Il n'y en aura pas. Nous sommes dirigés vers deux planches de bois sur quatre pieds sur lesquelles il y a un drap et une couverture un peu râpeuse. Nous devons nous y allonger à plat-ventre. Le temps d'ingurgiter une tisane forestière trop chaude et deux forts gaillards entrent avec chacun deux bouteilles en main. Le massage démarre et je me demande si je ne vais pas être poussé parterre, tellement le masseur me pétrit et me tape le dos avec force. La première lotion est brunâtre et un peu granuleuse, la seconde est plus huileuse. Je peine un peu à respirer quand le masseur me pressure les épaules et le dos. Je crains qu'il ne me casse une côte. Une dernière tape et je suis recouvert de la couverture. Artëm me dit alors, essoufflé, que nous devons rester coucher une dizaine de minutes et que nous pouvons ensuite nous rhabiller. Je lui demande s'il est sûr qu'il n'y a pas de séance de douche. Nous avons le corps collant et recouvert de traces brunâtres. Et bien non. Il n'y a pas de douche prévue et nous nous rhabillons ainsi. La sauna et le massage sibériens sont terminés. Il faudrait en faire dix consécutifs pour profiter au mieux des bienfaits du traitement, selon une affichette collée dans le vestiaire.

Dimanche, pique-nique dans une datcha située dans la forêt à une quinzaine de kilomètres. Le groupe d'amis de Larissa se retrouve devant un supermarché pour faire les achats avant de monter dans un petit autobus transportant tout le monde. Depuis quelques années la vodka continue de couler à flot, mais on ne prend plus le volant si on a bu la moindre goutte d'alcool. Je profite de relever que la conduite automobile russe m'a très agréablement surpris. A la différence de ce que j'avais entendu avant de partir, la circulation est agréable, les automobilistes roulent plutôt calmement, les piétons sont scrupuleusement respectés et les touristes hésitants sur la présélection à prendre avec leur camping-car ne sont pas vertement klaxonnés.

Une maisonnette en bois située au bord d'un affluent du Ienisseï a été louée. Elle est dotée d'une terrasse, d'une chambre à coucher, d'une salle-de-bain et d'un salon avec cuisine. Aussitôt débarqués de notre minibus, le luthier Sergei va chercher un peu de bois pour allumer le grill. D'autres disposent la table et les sièges à l'intérieur pour que nous puissions tous trouver place. D'aucuns prennent quelques photos au bord de la rivière. Le flanc abrupte de la montagne arrive directement dans l'eau sur l'autre rive. Irène, qui possède une datcha pas loin, m'indique qu'il convient de prendre garde aux ours si on s'aventure à l'intérieur de la forêt. Il fait froid et nous nous retrouvons tous à l'intérieur aussitôt les viandes et les légumes grillés. Le vin et la vodka remplissent les verres. Igor empoigne sa guitare et Valentin son accordéon. Jusqu'à la fin du pique-nique, qui durera environ cinq heures de temps, les chansons populaires ou traditionnelles sibériennes se succèderont. Il est temps de préciser que si le groupe d'amis de Larissa forme la classe de français de l'Alliance française de Krasnoïarsk, il est principalement constitué de choristes ou de musiciens de l'orchestre folklorique de la ville. Et l'âme slave dans un corps confronté à la dureté de la vie en Sibérie se nourrit de chant et de musique pour son bonheur.


Krasnoïarsk, le 23 mai 2018 / Renaud Tripet


La fille basanée