Le souper du cosmonaute
Quand j'admire par la fenêtre du camping-car le paysage ou les animaux qui approchent, je pense au cosmonaute qui prend cinq minutes pour se laisser éblouir par le cosmos à travers son hublot. Quand je cuis un sachet de pâtes rapides pour le souper, je pense à la nourriture lyophilisée du cosmonaute et je la lui souhaite plus savoureuse que la mienne.
Je venais d'expliquer à Delphine qu'issu d'une génération masculine éduquée à mettre les pieds sous la table en rentrant du travail, Madame se chargeant de concocter les petits plats favoris de Monsieur, j'avais décidé d'assumer sur le tard les affaires culinaires. Autrement dit, mon voyage sur la route de la soie serait aussi celui de mon apprentissage d'une cuisine dépassant l'oeuf au plat ou le birchermuesli (porridge froid helvétique). Il faut avouer que je ne supportais plus de constater que mes meilleurs copains étaient tous devenus des cordons bleus et que mes enfants et mes neveux cuisinaient et repassaient leurs chemises parfois même mieux que leur partenaires féminines. S'agissant des tâches ménagères j'étais largué et sur les autres ma retraite commençait à me faire sérieusement perdre pied. Il fallait réagir…
S'agissant de préparer une cassolette de mousserons achetés ensemble au marché de Karakol, je demandai à Delphine si elle voulait bien me conseiller. C'était pour moi une première. Elle m'assura de ne pas me laisser dans la panade. En accompagnement d'une côte de boeuf grillée au feu de bois par Laurent, les grands gris furent dégustés avec délice.
Avant de quitter le marché, Delphine me fit acheter quatre paquets de pâtes avec sauce de boeuf, de porc ou de poulet à jeter dans un peu d'eau bouillante pour obtenir en cinq minutes un repas chaud et nourrissant. Il y avait une semaine que je la collais, elle, son mari et ses deux enfants, et elle s'était bien rendu compte que mon apprentissage culinaire ne progressait que lentement. Mon heure de gloire sonna néanmoins le soir avant de nous séparer, eux pour continuer à visiter le Kirghizstan, moi pour entrer au Kazakhstan et mettre le cap au Nord, en direction de Krasnoïarsk. J'avais préparé pour le souper des carottes aux oignons et au bouillon de poule. C'était la deuxième fois que je leur en servais et, au moment de faire santé avec un bon verre de Merlot moldave, Laurent de dire: "Chérie, tu n'as pas oublié de demander à Renaud sa recette.".
Mais revenons au souper du cosmonaute. A Chiraz il faisait 30°C à l'heure du souper et le ciel était tout bleu. A Almaty il faisait encore 20°C à l'heure du souper et le ciel était voilé. A Bektau-Ata il fait 10°C à l'heure du souper et il pleuvine. En ayant quitté la M-36 reliant l'ex-capitale Almaty à la capitale Astana, je me lançai sur une de ces routes comme j'en ai parcouru des centaines de kilomètres, voire des milliers, en Asie centrale. Des routes dont le bitume est tellement bosselé, déformé, défoncé, troué ou arraché qu'il eût mieux valu renoncer au goudron et se contenter de racler régulièrement la piste d'avant. J'arrivais à 15 km/h en écoutant Au Boeuf gros Sel de Marco di Marco. Je commençais à regarder les alentours à la recherche d'un emplacement de bivouac quand je fus arrêté par un chauffeur d'UAZ en panne. Il me demanda de le remorquer pour essayer de remettre sa camionnette en marche. Peine perdue; alors de lui proposer de le tirer jusqu'à un garage. Nous voilà donc repartis pour une douzaine de kilomètres en direction de la M-36 à travers nids de poules, ornières profondes et détour par la piste longeant la route, celle-ci étant parfois plus chaotique que celle-la. Mais un UAZ est lourd et à peu près sans frein quand le moteur ne tourne pas. Aussi les trois fois ou je dus ralentir pour croiser un véhicule venant en face de moi, mais vraiment en face, ce fut pour voir l'UAZ me dépasser par la droite ou par la gauche jusqu'à ce qu'il fut stoppé par la corde. Celle-ci s'était alors entourée au moins trois fois autour de l'essieu, d'un essieu qui avait été bien graissé et qui a bien graissé ma corde.
Quand je compris que le kazakh et son UAZ voulait se rendre à Balkhach, soit à près de 90 km, je lui proposai de le laisser à l'intersection avec la M-36 et d'appeler un dépanneur. Avoir un UAZ sans frein attaché par une corde à ses fesses sur 90 km d'une route chargée de trains routiers, ce n'est pas pour moi, même si mon Toyota LandCruiser aurait tracté sans être massacré, à condition que l'UAZ reste derrière, à une bonne distance de corde de remorquage.
Mais revenons enfin à notre souper de cosmonaute. Après avoir rangé le matériel de dépannage et installé le bivouac, il faisait presque nuit et carrément froid. Il ne me restait plus qu'à sortir un sachet de pâtes rapides recommandé par Delphine. Quand le cosmonaute regarde par son hublot, il déplace sa tête de droite à gauche pour admirer l'immensité spectaculaire de l'espace. Quand je regarde par le hublot, je déplace la tête de droite à gauche pour admirer l'étendue plus ou moins sympathique du paysage environnant. Quand le cosmonaute prépare son souper, il choisit un sachet de nourriture lyophilisée, il chauffe de l'eau et il mélange les deux selon une procédure exercée des centaines de fois sur terre, avant son envol. Quand Tripet prépare son sachet de pâtes rapides, il ne se souvient pas de ce que Delphine lui a dit au marché de Karakol; alors il lit le mode d'emploi. A choix: un descriptif en kazakh au recto de l'emballage ou un schéma commenté en kazakh au verso. Il y a aussi des explications détaillées en kazakh, en russe et en ouzbek. Il y a donc une différence entre le cosmonaute dans l'espace et le nomade qui se prend pour un cosmonaute, quand tous deux ont l'estomac qui crie famine.
Je déposai la carré de pâtes desséchées dans une assiette, je le recouvris des deux poudres contenues dans les petits cornets glissés à l'intérieur du sachet. Une fois l'eau bouillante, j'en versai dessus jusqu'à remplir l'assiette et je recouvris d'une autre assiette retournée. Après cinq minutes j'avalai un souper comme je n'en avais jamais mangé. Consistance, fumet, saveur, tout était nouveau et je ne recommencerai pas. J'ai encore la gueule salée deux heures après.
Bektau-Ata, le 6 mai 2018 / Renaud Tripet
Au Boeuf gros Sel / Marco di Marco