Chimères turkmènes


Au bénéfice d'un visa de transit de cinq jours, il ne m'en aura fallu que trois pour traverser un Turkménistan surréaliste et pourtant bien réel.


J'avais été prévenu que le Turkménistan ne me laisserait pas indifférent. Il m'a en tous cas laissé en poche ses manats. Qui en veut? 1,00 TMT (manat turkmène) vaut environ 0,30 CHF (franc suisse), 0,24 € ou encore 0,29 $. Il m'en reste 530. Même à moitié prix du cours officiel ou du cours au marché noir, aucun n'en a voulu. J'ai pourtant croisé des dizaines d'ouzbeks et de turkmènes, à la frontière entre leurs deux pays, qui traversaient les lignes pour aller faire commerce de l'autre côté. Ils avaient bien en poche des briques de manats ou de sums (encore plus grosses, 1,00 UZS vaut 0,0001 CHF), ils n'en ont que pour le dollar américain. L'euro, le rouble, la roupie, le won, le yen ou le yuan les laissent indifférents. Même dans leur propre pays, c'est en dollar américain qu'on obtient le meilleur prix pour son repas, sa chambre, son carburant ou son excursion guidée.

Si d'aucunes des monnaies susmentionnées ont leurs chances de devenir des monnaies alternatives en Asie centrale, il suffit d'observer d'où viennent les automobiles, les camions, les smartphones et les autres produits manufacturés, le dollar US restera en poche encore longtemps, même pour le petit paysan qui cherche à vendre son sac d'oignons ou sa vache pour mettre de l'essence ou du gaz dans sa Chevrolet ou sa Hyundai.

Pour en finir avec le Turkménistan, sa monnaie est une chimère, mais aussi sa capitale Achgabat. Je me suis vu octroyer un généreux visa de transit m'accordant cinq jours pour traverser le pays un respectant un itinéraire prédéfini. Une balise GPS a d'ailleurs été connectée au véhicule pour contrôler que je ne m'écarte pas de la route prévue. Je l'ai rendue aux douaniers à la sortie du pays.

Mais bon, ça se présentait plutôt bien en quittant la frontière Iran - Turkménistan de Bajgiran. Une splendide route descend en direction d'Achgabat en serpentant autour de montagnes ressemblant aux Préalpes, en plus sauvage. Les bâtisses blanches et or de la capitale grandissent au fur et à mesure de l'approche. La route se transforme en avenue bordée de portraits du Président II du Turkménistan et des dames nettoient courbées en deux une allée déjà propre à l'aide d'un court balai de riz. La tête et le visage couverts d'un fichu, elles se ressemblent toutes. J'entre dans une ville où ne circulent que des véhicules flambant neufs. Les constructions sont devenues imposantes, toutes blanches avec des décorations dorées. Quelques piétons et policiers marchent comme des automates. Je me demande où ils se rendent. Je me parque devant le gigantesque hôtel Oguzkent, le Sofitel d'Achgabat. Il y a bien un petit parc dérobé où mon camping-car poussiéreux aurait mieux eu sa place que dans le parc automobile visible des deux avenues dont il fait l'angle, d'autant plus qu'il n'y a pas d'autres véhicules stationnés. Mais le réceptionniste m'a clairement indiqué que le petit parc était réservé au personnel. J'ai lu dans les forums de voyageurs que d'aucuns y avaient passé la nuit, profitant d'une bonne connexion internet via wifi. Je vais prendre un rafraîchissement au bar, perdu comme seul client dans un bar cossu où le personnel doit avoir l'habitude de servir plutôt une clientèle cravatée et noir vêtue. Une serveuse me signale un concert de jazz qui aura lieu dans trois semaines. Je renonce à lui expliquer que mon droit de séjour turkmène est limité à cinq jours.

J'ai le désagréable sentiment de m'exposer comme un objet qui n'a pas sa place dans une gigantesque vitrine. Je renonce à ma nuit de camping à Achgabat et je prends dès l'après-midi la route. Son état indescriptible me secouera à environ 30 km/h de moyenne jusqu'à la frontière de Köneürgench avec l'Ouzbékistan, sans faire la halte déprimante de la torchère du désert du Karakoum. Le géologue turkmène Anatoli Bouchmakine raconte: "En forant, ils (les géologues de la période soviétique, ndlr) sont tombés dans une poche souterraine, le matériel de forage y a disparu, mais heureusement personne n'est mort. Comme ils craignaient que le cratère n'émette des gaz empoisonnés, ils ont décidé d'y mettre le feu.". Le cratère de 70 m de long et de 20 m de profond brûle son gaz depuis 1971.

Assis sur une des principales réserves mondiales de gaz et de pétrole, le Turkménistan entend faire de sa torchère du Karokum une attraction touristique bien appelée les portes de l'enfer, mais il n'accorde les visas touristiques qu'à des conditions très restrictives. Il a construit une capitale où sont érigés des immeubles blancs et dorés qui tranchent complètement avec le reste du pays où plus de la moitié de la population vit en-dessous du seuil reconnu de pauvreté. Il épuise ses ressources en eau en cultivant principalement le coton; alors qu'une diversification des cultures permettrait et d'épargner son système hydrique et d'améliorer son économie agricole. Il bombe le torse en politique internationale en jouant avec ses livraisons de gaz et de pétrole à ses pays voisins; alors que sa conduite lui est dictée par les magnats de la mondialisation. Il défend un manat turkmène artificiel; alors que la plupart de ses ressortissants ont les poches remplies de dollars US. Que de chimères…

L'aberration monétaire des pays d'Asie centrale traversés qui défendent une monnaie nationale en ayant l'impression que c'est un pilier de la souveraineté nationale m'a interpellé. Ce d'autant plus que j'appartiens au club restreint de ceux qui s'interrogent sur l'opportunité de la Suisse de maintenir son franc suisse (chimérique?) plutôt que d'intégrer la zone euro.


Köneürgench, le 9 avril 2018 / Renaud Tripet


Sources: jack35.wordpress.com et Wikipedia.


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