La balise nord

Prudhoe Bay en Alaska est le point le plus au Nord de notre périple américain. Nous tenons à l'atteindre pour baliser notre voyage. Si le temps l'exige, nous devrons alors renoncer à aller voir les ours se gavant de saumon dans la région de Valdez. Mais nous aurons atteint les rivages de la Mer de Beaufort et nous aurons vu les boeufs musqués plus rares, en évitant les cohortes de touristes se déplaçant en masse plus au Sud.

Après avoir atteint la garnison de l'armée argentine qui marque la fin de la piste carrossable qui conduit à Moat, le plus au Sud du continent sud-américain, nous voulons atteindre la Mer de Beaufort à Prudhoe Bay, le point le plus au Nord du continent nord-américain où il est actuellement possible de se rendre en été en automobile.

Nous nous séparons à Fairbanks d'Hélène et Michel avec qui nous faisons route depuis quelques jours. Ils craignent que leur camping-car VW ne résiste pas aux cahots de la Dalton, la piste de quelque 800 km conduisant à Prudhoe Bay. Nous les retrouverons plus tard pour emprunter ensemble le ferry d'Haines à Prince Rupert.

Les réservoirs d'eau et de carburant ont été remplis. La pression des pneumatiques et les niveaux de l'huile moteur et du liquide du lave-glace ont été contrôlés. Nous passons au supermarché faire le plein de subsistance et en route pour l'aventure. Le temps est ensoleillé, nous devrions éviter les glissades et les kilos de boues accumulés une semaine plus tôt sur la Dempster, en montant à Inuvik.

La forêt et les marécages nous entourent aussitôt sortis de la ville de Fairbanks. Seules quelques habitations sont parfois plantées au bord de la route. Ce sont souvent des cabanes de chasse ou de pêche occupées que quelques semaines par année. Les maisonnettes habitées toute l'année se reconnaissent au matériel de toute sorte accumulé autour, mais elles ne semblent pas plus confortables. Nous parcourons quelques dizaines de kilomètres sur une route bitumée, mais fortement déformée par un pergélisol paradoxalement fort mouvant. A peine nous sommes-nous lancés sur la Dalton que nous faisons connaissance avec notre nouveau compagnon: le célèbre et stratégique oléoduc trans-Alaska qui relie Prudhoe Bay à Valdez sur 1'288 km. La Dalton et le trans-Alaska tracent deux saignées qui s'entrecroisent en dessinant une arabesque argentée et dorée. L'immense canalisation est entièrement revêtue d'un manteau isolant dont la couche extérieure d'aluminium brille au soleil comme un éclair permanent qui zèbre une nature qui semble s'en accommoder. L'ocre de la piste est jalonnée des nuages de poussière que soulèvent les camions approvisionnant la base pétrolière. La voie leur appartient, ils ne ralentissent guère au croisement des rares véhicules touristiques et ils ne s'écartent pas; résultat: trois impacts de plus marquent notre pare-brise. Les fentes et les étoiles sont maintenant tellement nombreuses que nous nous demandons si nous pourrons rentrer en Suisse sans remplacer cette vitre avant pour la deuxième fois. Le problème est que ni le Canada, ni les USA n'importent ce modèle de Toyota, et, faire venir la pièce de Suisse est très coûteux. C'est déjà pour cette raison que nous avons traversé le Brésil avec un pare-brise en mauvais état, pour ne le remplacer qu'en Bolivie. On verra comment les fentes se comportent. Quand nous devons activer le dégivrage, elles ont tendance à s'étendre sous l'effet de la dilatation.

Au fur et à mesure de notre progression au Nord la forêt perd de la hauteur. Bientôt la végétation se réduit à des buissons et à des herbes parfois tachées de quelques fleurs blanches ou jaunes. Seuls les moustiques continuent de proliférer. Mais pour une raison inexpliquée, nous bivouaquons à Pied-Froid (Cold Foot), à mi-distance, dans un endroit oublié de ces bestioles dérangeantes au possible. Nous cuisons et mangeons dehors avec délice, avant de passer la nuit de jour dans un calme bienvenu après des heures passées dans un véhicule ronronnant et vibrant de tout son corps sur la piste.

Nous arrivons le lendemain dans des contrées minérales où des auréoles d'herbe maigre et verdâtre nous rappellent que nous devrions aussi apercevoir des boeufs musqués, un des objectifs de l'expédition. Nous traversons des paysages qui, abstraction faite de la Dalton et du trans-Alaska, n'ont probablement pas changé depuis des centaines, voire des milliers d'années. La nature semble être encore là le fruit du hasard et de la nécessité. Le sens des formes, des couleurs et des parfums du paysage et de la faune nous échappent. C'est seulement beau et époustouflant; mais les deux serpents de la Dalton et du trans-Alaska nous infligent le spectacle grandeur nature de l'atteinte humaine sur cette immensité primaire encore largement vierge. Mais pour combien de temps? Arrêtés pour une pause d'admiration, les premières mouettes volent à notre rencontre. La mer est encore à plus de cent kilomètres. Elles viennent manger le poisson et les crustacés qui peuplent le fleuve que nous longeons. Nous rêvons d'une terre sans hommes. Nous nous sentons des intrus…

Nous sommes soudain stoppés par un planton arborant un drapeau rouge. Son visage est couvert d'un filet de protection contre les moustiques. Il nous montre que toute sa tenue est faite pour le protéger des piqures. Nous refermons les fenêtres sans prolonger la discussion, avant que des centaines de moustiques n'envahissent l'habitacle. Un panneau nous demande d'être patient et d'attendre qu'une voiture pilote vienne nous chercher pour parcourir les cinquante prochains kilomètres. Il s'agit d'un immense chantier de réfection de la piste. De monstrueux engins transportent des matériaux, les repoussent et les aplanissent. Les hommes minuscules sont enfermés dans les cabines des machines ou revêtus de combinaisons de protection contre les moustiques pour ceux qui travaillent à même le sol. La voiture pilote arrive. Nous formons maintenant une colonne d'une dizaine de véhicules qui s'ébranle à la vitesse d'un marcheur en roulant sur un terrain parfois mou, parfois dur, jamais plat, toujours chaotique. Nous comprenons pourquoi les camions sont équipés de pneus à gros profils. Un peu plus loin s'étend un long ruban blanc. En approchant, nous découvrons qu'une épaisseur d'isolant synthétique est étendu entre deux couches de sable de plusieurs mètres, pour protéger le pergélisol de la chaleur émise par la circulation routière. Un deuxième ruban blanc s'étend plus au large de la piste en chantier. C'est la banquise qui s'accroche aux rives du fleuve. Ce n'est pas encore la mer; mais elle offre un arrière-plan qui nous permet de discerner au loin un troupeau de boeufs musqués. Il sont trop éloignés pour les photographier, même en collant l'iPhone sur l'oculaire des jumelles. Ce seront les seuls que nous verrons.

En arrivant au camp de Deadhorse, nous nous annonçons au baraquement où dorment les hôtes de passage. C'est là que nous avons rendez-vous le lendemain pour être emmenés visiter la base pétrolière et, surtout, mettre les pieds dans la Mer de Beaufort. On nous indique un parc situé à un bon kilomètre où sont stationnés deux convois routiers. C'est là, au bord du fleuve, que nous nous apprêtons à passer la nuit.

Il est dix-huit heures, le soleil brille de toutes ses forces dans un ciel totalement dégagé, en chauffant le camping-car au maximum. Le thermomètre intérieur dépasse 40° C. Renaud tente une sortie pour prendre la température de l'eau. Peut-être un moyen de se rafraîchir en se trempant dans l'eau. Il est aussitôt assailli par des milliers de moustiques qui ne semblent pas le moins du monde découragés de piquer l'animal à sang chaud pourtant couvert de répulsif. Retour immédiat dans le camping-car. Suant sang et eau, nous contrôlons que toutes les moustiquaires ont bien été fixées pour empêcher les dizaines de moustiques qui n'ont de cesse de se jeter contre chacune d'elles. Nous nous employons aussi à tuer entre nos deux mains, sous un doigt ou dans un nuage projeté par la bombe anti-moustique ceux qui pénètrent dans l'habitacle par les interstices laissés trop nombreux à notre goût par le constructeur du camping-car. Encore un point faible d'Azalaï…

Minuit, le soleil continue de nous chauffer plusieurs mètres au-dessus de l'horizon et les moustiques poursuivent leur agression. Le thermomètre indique 28° C. Nous pensons aux français croisés quelques jours plus tôt, de retour de Prudhoe Bay, qui nous ont raconté s'être réveillé sous la neige pour aller tremper leurs pieds dans la Mer de Beaufort. Au moment où le soleil commence à s'élever à nouveau, sans s'être du tout caché, la température chute brusquement d'une quinzaine de degrés. Un vent froid nous incite à entrer dans nos sacs de couchage. Nous dormirons enfin quelques heures.

Un agent de la sécurité du champ pétrolifère de Prudhoe Bay nous fait monter dans un petit bus glacé par une climatisation poussée au maximum. Nous passons devant plusieurs campements spécialisés. Notre guide nous les explique: l'hôpital, la base d'entretien et de préparation des installations de mesures géologiques, les quartiers d'habitation et leurs cantines, les base d'entretien et de préparation des installations de forage, les ateliers d'entretien et de préparation des véhicules. Des engins monstrueux, montés sur d'énormes chenilles, attendent de se lancer sur les glaces de la banquise ou à travers les marécages pour apporter près des puits de forage des grues, des tuyaux, des génératrices, des locaux techniques ou d'habitations, le tout monté sur des remorques chenillées. Tout est immense et spectaculaire. Des explosions se font entendre au loin. On nous explique qu'elles permettent de délimiter et d'évaluer les réserves de pétrole et de gaz encore à extraire. On imagine que c'est ainsi que se présenteront les bases que l'homme installera peut-être un jour sur la lune ou sur d'autres planètes.

Déposés au bord d'une Mer de Beaufort d'huile, qui ressemble à un grand lac s'étendant au milieu d'un paysage gris-vert, sans banquise ni ours blancs, nous sommes un peu déçus. C'est plus impressionnant de regarder notre position sur une carte géographique que de tremper ses pieds dans une mer du Grand-Nord pas vraiment froide, par une température de l'air avoisinant les 25° C à neuf heures du matin. Et toujours ces moustiques…

Nous ne nous attardons pas au retour au camp du Cheval Mort (Deadhorse Camp). Nous montons dans notre véhicule, nous franchissons les cinquante kilomètres de chantier derrière la première voiture pilote en nous réjouissant de retrouver les immensités sauvages.

Deadhorse, le 14 juillet 2016 / RT

Musique: Birdland, Patti Smith.