Lâcher seul au milieu des cinq grands

En prenant la route pour l'Inde et l'Afrique, parcourir seul avec mon camping-car les territoires des éléphants, des buffles, des rhinocéros noirs, des lions et des guépards était un des mes grands objectifs.

C'est probablement le rêve de tous ceux qui voyagent avec leur propre véhicule dans les pays où vivent les derniers grands animaux sauvages de la planète. En surprendre au détour d'une piste isolée ou lors d'un bivouac au milieu de nulle part. Ce n'est pas seulement vrai pour les cinq grands, l'éléphant, le buffle, le rhinocéros noir, le lion et le guépard, que l'Afrique désigne ainsi à l'attention des chasseurs et des touristes. C'est tout aussi impressionnant de se retrouver nez à nez avec une maman grizzli et ses petits lors d'une promenade en Alaska ou d'être surpris par le tonitruant plouf d'une baleine retombant à la mer après avoir dressé près de la moitié de son corps au-dessus de la surface. Quand une famille de babouins conduite par deux grands mâles noirs a quitté son arbre pour traverser la piste au bord de laquelle je m'étais arrêté pour les observer, j'ai rapidement fermé les fenêtres, n'ayant aucune envie de serrer la patte de singes ouvrant une gueule dotée de crocs presque aussi effrayants que ceux d'un lion. Je me souviens aussi d'avoir été frappé par la vitesse à laquelle un éléphant de mer s'est dirigé sur moi en sautillant sur le sable de la plage, pour me tenir éloigné de sa progéniture.

Peut-être est-ce les documentaires vus à la télévision, toujours est-il que j'ai pris la route pour l'Inde et l'Afrique en m'imaginant seul dans une réserve, admirant un des cinq grands, protégé à l'intérieur de ma casa rodante. Les parcs du Népal et d'Inde n'autorisaient pas de les visiter avec son propre véhicule. Bringuebalé dans les petits bus des parcs, avec des passagers bruyants et peu préparés à l'observation de la nature, les animaux ne se sont pas beaucoup montrés. En descendant au Sud de l'Inde, la police m'a plus d'une fois interpellé, alors que j'étais installé pour passer la nuit à l'écart de la circulation et des habitations, me demandant de quitter les lieux, territoire de lions ou de tigres dangereux pour l'homme. J'arrivais en général à faire comprendre que je ne courrais aucun risque, enfermé dans mon camping-car et je me réjouissais de voir ces dangereux visiteurs au crépuscule. Ils ne vinrent jamais, ou seulement pendant mon sommeil. Mes plus belles prises de vues animalières au Népal et en Inde furent celles de cornacs népalais baignant et brossant leurs éléphants dans une rivière, à proximité du Parc National Chitwan.

Les parcs d'Afrique du Sud, d'Eswatini, du Lesotho, du Botswana et de Namibie peuvent être visités avec son propre véhicule, à condition que ce soit un véhicule léger. En entrant au Parc national royal de Hlane (Eswatini), j'allais enfin réaliser mon rêve. Deux girafes traversent au galop la piste devant moi, en balançant élégamment leur encolure élancée. Je suis à quelques centaines de mètres de l'entrée du parc. J'ouvre un portail ressemblant aux clédars de nos pâturages jurassiens, que je m'empresse de refermer après l'avoir franchi. Ca y est, je roule seul dans une territoire où vivent en liberté les fameux cinq grands, et tant d'autres. Le contrôle d'entrée est au campement situé à quelques kilomètres. Une grande pancarte est plantée sur le côté. Deux consignes principales: interdiction de quitter le véhicule et interdiction de donner de la nourriture aux animaux. Un touriste qui quitte son véhicule peut être un touriste mort. Un animal sauvage nourri par l'homme est un animal à abattre. J'apprendrai d'un gardien du campement que des animaux blessent ou tuent chaque année des visiteurs imprudents. Il me racontera aussi qu'un animal sauvage nourri une fois par l'homme s'en souvient et ne se méfie plus suffisamment des visiteurs, au point de les menacer seulement en les approchant ou en forçant les clôtures des campements. Il est donc condamné à être abattu.

Une fois enregistré et dûment conseillé par les guides du centre d'interprétation du parc, je choisis un emplacement pour la nuit dans l'espace réservé aux campeurs et je planifie mon premier itinéraire de visite à l'aide du plan du parc et de mon GPS. Un peu de nervosité m'envahit au moment de franchir le portail. J'enclenche le 4X4 et je me mets à rouler entre vingt et trente kilomètres à l'heure, en regardant à gauche et à droite si j'aperçois un animal.

Quelques jours plus tard, j'arrive sur un petit plateau du Parc National d'Elephant (Afrique du Sud), j'aperçois un éléphant mâle sur ma gauche, la démarche est lente et trompeuse sur la vitesse. Les enjambées sont amples. Je m'arrête. J'ai pris un peu d'assurance, je coupe le moteur et je photographie le pachyderme par la fenêtre ouverte. Il se dirige vers la mare qui est de l'autre côté de la piste. Soudain, il se dirige sur moi, mes mains sont moites, mais je continue de filmer. A un petit mètre du véhicule, l'éléphant stoppe sa marche, juste le temps de jeter un oeil vers moi et d'évaluer la situation. Il me contourne calmement et trottine en descendant vers l'eau. J'ai mon gros plan de mon premier grand. Je suis tout ému. Seul dans ma camionnette, je me serai arrêté aussi longtemps que j'aurai voulu pour admirer bien sûr les cinq grands, mais encore une multitude d'autres animaux, avec une préférence marquée pour l'élégance des oryx et pour la grâce sauteuse des impalas.

Le soleil est encore derrière l'horizon quand je quitte le campement d'Olifantsrus du Parc National d'Etosha (Namibie). Un peu de rosée m'oblige de donner deux coups d'essuie-glace. Cette humidité et la fraîcheur de la nuit sont salutaires dans cet immense parc dont la faune commence à souffrir cruellement du réchauffement climatique. Plusieurs parcs privés ont déjà été abandonnés, en particulier en Afrique du Sud, ruinés par les sécheresses successives. Je traverse un secteur d'Etosha heureusement un peu vert, une herbe tendre s'étend entre les forêts. De grosses bouses d'éléphant me font espérer en surprendre encore quelques-uns avant de quitter le parc. La piste vient d'être raclée, le soleil commence à me réchauffer par la fenêtre, je roule à 25 km/h, en me disant que je pourrais mourir ici, tellement je me sens bien. Pourquoi quitter un si bel endroit? Oups! Une queue de lion apparaît à une centaine de mètres de la piste, derrière quelques arbustes. Je fais halte en bonne position, j'ouvre la fenêtre et je saisis les jumelles. Ah! Non, ce sont des chacals. Mais que font-ils à sauter d'un côté et de l'autre? Il y en a au moins six. Oh là là! Mais il y a bien un, non, quatre lions adultes et quatre jeunes. Ils sont en train de festoyer en mordant à pleines dents dans un oryx qu'ils viennent probablement de chasser. Une femelle ou un mâle se lève à tour de rôle pour tenir à l'écart les chacals qui essaient de s'inviter à l'agape. Je prends quelques photos en collant l'objectif de mon iPhone contre l'oculaire de mes jumelles; mais je n'arrive pas à obtenir une bonne netteté. Ce n'est pas grave, quitter Etosha avec un tel spectacle, c'est du bonheur pour le reste de la journée.

Je vais aller bivouaquer à Khorixas, avant de passer quelques jours dans le désert namibien. Peut-être que j'y croiserai un des rares éléphants déserticoles. Je me réjouis surtout d'y trouver les fameuses plantes multi-centenaires welwitschias.


Etosha, le 25 janvier 2020 / Renaud Tripet

Watermelon Man