Les pinceaux de la dignité san
Les nomades san vivent en Afrique australe depuis 44'000 ans. Les peintures rupestres que leurs ancêtres nous ont léguées, il y a cinq à dix mille ans, révèlent une histoire de chasseurs et de cueilleurs. C'est à coups de pinceaux que des San se battent aujourd'hui pour que leur sédentarisation forcée ne s'accomplisse pas au prix de l'abandon de leur terre et de leur marginalisation.
Les voyageurs traversant le désert du Kalahari ne manquent pas de constater que les dessins et les peintures des San d'aujourd'hui trahissent une inspiration et une qualité artistique déjà révélées dans les peintures rupestres de leurs ancêtres, notamment celles découvertes dans les Monts Tsodilo. C'est ainsi que, sous le nom de Kuru Art Project, la Fondation Kuru pour le Développement a créé en 1990 à D'kar un centre offrant aux peintres san intéressés un atelier et du matériel ainsi qu'une mise en valeur de leurs oeuvres avec le concours de musées et de galeries d'art du monde entier. Le projet d'art débuté en 1990 à D'kar a été conçu comme une façon de donner les moyens économiques et culturels à des gens, par ailleurs dépossédés de leur terre et de leur identité, d'accéder à une nouvelle dignité et de se trouver une place dans le monde globalisé d'aujourd'hui. (Rêves de Kalahari, p. 10 / Leïla Baracchini).
Sur la route me conduisant à D'kar, j'ai surpris des San en train de conduire paître quelques chèvres ou vaches, les cases des villages traversés étaient pour la plupart construites comme il y a plusieurs centaines d'années, les femmes en sortaient le matin la tête chargée de plusieurs kilos, se rendant au point d'eau le plus proche pour faire la lessive ou pour chercher de l'eau. Les hommes poussaient sur la piste des charrettes surchargées ou maintenaient difficilement un chargement empilé sur un traineau ou un chariot attelé à des boeufs. Un téléphone portable dans presque toutes les mains et un petit panneau solaire photovoltaïque accroché à quelques toits en chaume ou de tôle révèlent que le grand saut numérique a aussi touché les campagnes africaines; mais la nouvelle dignité et la place dans le monde globalisé évoquées par Leïla Baracchini nécessitent encore d'autres grands sauts. Je venais de terminer la lecture de sa thèse de doctorat intitulée Quand l'Art vient à D'kar et, à l'approche de D'kar, j'avais en tête la restitution d'une discussion qu'elle avait eue avec Coex'ae1: "Dans le passé, nous étions libres. Il n'y avait pas de gouvernement. Nous chassions simplement des animaux, nous les mangions et en faisions du biltong. Nous étions libres. Nous pouvions aller, cueillir des plantes et ensuite juste nous reposer. Il n'y avait pas de gouvernement pour interdire tout celà." (Quand l'Art vient à D'kar, p. 262 / L. Baracchini). S'agissant de sa peinture, Coex'ae disait: "Il y a certains types de dessins que je ne sais pas faire. Je continue encore à apprendre. Les arbres et les oiseaux, ce sont les parties que je connais. Lorsque je vivais dans le bush, les oiseaux vivaient autour de nous. C'est pour ça que c'est facile pour moi de les dessiner." (Quand l'Art vient à D'kar, p. 258 / L. Baracchini).
Je dépose à l'entrée de D'kar un jeune homme embarqué alors qu'il marchait le long de la route. Il rejoint quelques personnes qui attendent une camionnette qui doit les emmener à Ghanzi, chef-lieu du district éponyme. Il ne connaît que quelques mots d'anglais, langue pourtant officielle au Botswana en plus du setswana. Notre conversation restera limitée, mon passager parlant probablement ni l'anglais, ni le setswana, mais plutôt le naro, langue prédominante dans la région. Il m'indique la direction du centre du Kuru Art Project où je me rends aussitôt. Une petite salle d'exposition est joliment aménagée. Outre les peintures accrochées aux murs, des petites sculptures, des bijoux, des calendriers et des taies sont mis en vente. Une autre salle sert de dépôt à plusieurs dizaines de toiles. Un vaste atelier occupe la plus grande pièce et il y a encore un petit bureau où je fais la connaissance de Maude Brown. Elle dirige le centre depuis vingt ans. Admirable. Une liste manuscrite de noms est épinglée contre un mur. Les noms d'artiste figurent dans la première colonne et les noms officiels dans la deuxième. S'agissant de personnes parlant une langue pas écrite, leur nom officiel est une transcription phonétique. La consonne xh apparaît souvent. Elle se prononce en claquant légèrement la langue sur le côté, comme le font certains cavaliers à l'attention de leur monture. Le nom d'artiste est plus ou moins proche du nom officiel, il est orthographié de telle sorte que les artistes puissent l'écrire pour signer leurs oeuvres. Tout un apprentissage. S'agissant des titres des tableaux, comme c'est souvent le cas pour d'autres artistes aussi, ils énumèrent ce qui figure sur la toile. Ne préfèrerait-on pas qu'ils évoquent la pensée et les sentiments qui ont inspiré l'oeuvre à l'artiste?
Maintenant que les qualités artistiques de la peinture san sont mondialement reconnues, que les expositions rehaussent l'image d'un peuple mésestimé, que les toiles vendues procurent des moyens financiers renforçant son économie, reste le grand défi consistant à émanciper l'art san contemporain de la tutelle de la Fondation Kuru pour le Développement. Maude Brown à D'kar et Leïla Baracchini par ses travaux s'y emploient chacune à sa manière.
J'ai repris la route de mes pérégrinations africaines en rêvant qu'un jour les historiens, les professeurs et les artisans du développement de l'Afrique raconteraient que le peuple san a recouvré sa dignité et ses richesses à coups de pinceaux.
D'kar, le 20 janvier 2020 / Renaud Tripet
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1) Coex'ae Bob (Ennie), née en 1930.
Sources:
• www.kuruart.com
• Bochimans / Wikipédia / 2020
• Xhosa / Wikipédia / 2020
• Quand l'art vient à D'kar / Leïla Baracchini / 2019
• Les peinture rupestres san au Matobo National Park / Camille Griffoulières / 2016
• Rêves de Kalahari / Leïla Baracchini / 2014
• Sur les traces des San / Rob Nixon / 2005
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