Pistes et surprises

Quand on se dote d'un camping-car tout-terrain, on renonce à un certain confort, pour se rendre dans les endroits les plus retirés et approcher la faune sauvage. Les obstacles et les difficultés rencontrés sont alors les plus risqués.

Karakol, à la pointe orientale du lac kirghize Issyk, est une bourgade où se retrouvent les voyageurs ayant besoin de s'approvisionner en carburant, en eau et en nourriture. J'y croise d'ailleurs quelques cyclotouristes et un convoi de camping-cars piloté par un hollandais. Celui-ci s'arrête à ma hauteur pour me demander des renseignements sur ma cellule Azalaï. La sienne, complètement pliable, lui donne satisfaction; mais elle manque un peu de confort et de volume utile. Elle lui pose aussi des problèmes par grand froid ou fort vent. Dans la mienne, je peux alors me tenir et dormir en rabattant le toit; ce qui est une de ses qualités appréciables. Nous voyageons tous deux seuls, un point commun.

Mes compagnons de route d'Andiamo et moi avons décidé de nous rendre aux Sept Taureaux en empruntant la piste qui passe à l'Est du mont Zhanbulak et qui les rejoint par le Nord. Le temps est couvert, nous espérons que la pluie ne sera pas trop abondante, nous craignons qu'elle ne défonce ou n'emporte la piste. Nous arrivons vers seize heures à la hauteur d'un campement de bergers. Un vieil homme attire notre attention sur l'étroitesse de la piste au bas de la combe suivante. Nous progressons difficilement depuis plus de deux heures sur une piste abandonnée, presque plus carrossable, où la pluie a creusé de profondes ornières. Angelo et moi partons à pieds pour évaluer la possibilité de franchir le passage étroit. Nous passons avec les véhicules, soulagés que le bord aval de la piste n'a pas cédé sous leur poids et nous poursuivons jusqu'au prochain replat. Nous y bivouaquons sous les premières gouttes de pluie, en nous félicitant d'avoir opté pour des véhicules tout-terrain nous permettant d'accéder à des endroits aussi isolés.

Réveil un peu inquiets, après un nuit de pluie presque ininterrompue. Nous ne tardons pas à faire route, ou plutôt piste glissante et défoncée. Après un ou deux kilomètres, Angelo et moi partons à pieds pour déterminer par où passer. Nous devons rapidement nous rendre à l'évidence. Il est impossible de poursuivre. Nous devons faire demi-tour, redescendre en plaine et monter aux Sept Taureaux par la voie touristique.

Arrivés au passage étroit, nous nous rendons compte que la pluie a rendu la piste très glissante. Nous ne tenons debout que difficilement. Nous risquons de glisser dans le ravin et de ne pas arriver à remonter la combe, malgré les blocages des différentiels. Nous croisons un groupe de marcheurs français dont le guide local nous indique que le temps devrait se découvrir. Je déclare que j'attends que le soleil sèche la piste et je me parque le plus à l'horizontale possible près à passer la nuit si nécessaire. Angelo est plus téméraire que moi et il se lance avec son véhicule. L'arrière glisse et ce n'est qu'en piquant de l'avant vers le fond du ravin qu'il évite de justesse de basculer. Moyennant quelques marches avant et arrière, tous les différentiels bloqués, il arrive à mettre son Unimog dans le sens du ravin et à le hisser sur la piste. La robustesse et la capacité incroyable de franchissement de son Mercedes Unimog lui ont évité le pire, seuls le phare avant-gauche est cassé et le pare-chocs plié. Nous nous remettons de nos émotions en procédant à une réparation de fortune. Angelo fait preuve d'une compétence en la matière que je lui envie. Je suis béat d'admiration. Deux heures plus tard la piste est sèche. Je franchis le passage étroit et je remonte la combe sans problème. Nous arrivons trois heures plus tard aux Sept Taureaux où nous bivouaquons sur un plateau surplombant les sept montagnes. Un des plus beaux bivouacs que je connais.

Quelques jours plus tard, après avoir bivouaqué au bord du lac, nous décidons de remonter dans la montagne pour nous acclimater à l'altitude. Nous franchirons l'Himalaya dans quelque temps entre le Tibet et le Népal.

Nous nous dirigeons vers la célèbre mine d'or de Kumtor en bivouaquant à 3800 mètres. Une sensation proche du début de migraine me rappelle qu'avec nos véhicules, nous sommes rapidement montés en altitude. Mais la nuit se passe bien et je me réveille en forme, Angelo aussi. Seule Pascaline est encore un peu dérangée. Nous décidons néanmoins de quitter la piste de la mine et de franchir le col de Suyek à plus de 4000 mètres. Le temps est ensoleillé et le paysage minéral coloré nous enchante. Nous nous demandons de quoi se nourrissent les troupeaux de moutons et de chevaux que nous croisons. Nous atteignons un immense plateau d'altitude et nous nous dirigeons à l'Est, en direction du col Ashusu. Le temps se couvre et la piste longe un cour d'eau que nous devons parfois traverser. Il y a encore plus de cinquante kilomètres jusqu'au col et nous avançons en première ou en deuxième, parfois même avec les vitesses réduites. A cette altitude les moteurs ne développent plus qu'une partie de leur puissance. Nous décidons de faire halte près d'un campement de bergers. Une femme et un homme gardent une centaine de moutons avec comme seul abri une tente carrée de grosse toile. A l'intérieur d'environ trois mètres carrés, quelques planches posées à même le sol comme couchette, un réchaud à bois, une bouteille de vodka et un sac de riz. Le quotidien des bergers d'altitude est réservé aux plus endurants.

Nous nous installons à une centaine de mètres de la piste, à la même distance de la tente des bergers. Les deux bières que nous leur offrons leur font plaisir.

Le lendemain vers six heures du matin, emballé dans deux sacs de couchage, un grincement me réveille. Le thermomètre indique deux degrés Celsius. Une lumière blanche, presque éblouissante, entre par les fenêtre avant. J'abaisse un store et je découvre un paysage complètement blanc. Une vingtaine de centimètres de neige rendent la piste invisible et le poids de la neige sur mon toit le referme un peu. Je me lève aussitôt, je secoue la neige accumulée contre la toile du toit et je le ferme aussi bien que possible. J'enfile mes bottes et je sors pour constater que l'épaisseur de la neige devient critique. Elle continue de tomber. Plus d'horizon. Tout est blanc. Il nous faut essayer de déplacer les véhicules sans tarder au plus près de la piste. Mais par où passer pour éviter le ruisseau qui s'écoule sous la neige, les trous et les rochers. Je réveille Angelo et nous traçons à pieds un passage. Avec la garde au sol de son Unimog, Angelo devrait pouvoir se déplacer sans trop de difficulté. J'espère qu'il pourra me tracter si nécessaire. Inquiétude…

Les moteurs démarrent sans difficulté et nous les laissons un peu chauffer avant la manoeuvre. A ma grande surprise, nous nous déplaçons facilement sur le bord de la piste où nous nous parquons le plus horizontalement possible. Il n'est pas question de faire route sans voir la piste. Il ne nous reste plus qu'à attendre qu'un véhicule fasse la trace. Combien de temps? Est-ce que des véhicules vont être envoyés pour chercher les animaux et leurs bergers. Est-ce la première neige de l'hiver?

Nous sommes à 3500 mètres d'altitude et le chauffage stationnaire de Pascaline et Angelo ne démarre pas. Ils doivent se réchauffer en faisant fonctionner le moteur de l'Unimog. J'ai plus de chance, le kit d'altitude branché à mon chauffage stationnaire Eberspächer et à ma table de cuisson Wallas semble fonctionner. Nous décidons d'attendre au maximum deux jours. Si aucun véhicule n'apparaît ou si la piste reste couverte de neige, nous lancerons alors un appel à l'aide du téléphone satellite de Pascaline. Le troupeau et les bergers sont invisibles. Nous nous demandons où ils sont.

Après quelques heures, j'aperçois au loin deux véhicules qui semblent s'approcher. Ce sont des chasseurs de bouquetins qui s'arrêtent à notre hauteur. Par bonheur, il y a deux français à bord qui peuvent nous informer précisément de l'état de la piste. Ils l'ont ouverte en la traçant à pieds sur plusieurs kilomètres, en particulier au passage du col. Nous avons des véhicules tout-terrain, comme eux, et nous décidons de remonter leur trace et, si possible, de franchir le col Suyek.

Angelo ouvre la route avec son Unimog, bénéficiant d'une garde au sol supérieure à la mienne. J'enclenche les petites vitesses, qui bloquent le différentiel entre les ponts avant et arrière, et je bloque le différentiel arrière. Je ne bloque pas le différentiel avant, pour conserver un bon guidage du camping-car. Et nous voilà partis en suivant scrupuleusement les traces de nos sauveurs, même quand elles semblent s'écarter de la piste. Ils ont passé, nous passerons donc aussi. Nous écarter de leur piste est prendre le risque inutile de tomber dans un trou et de buter sur un rocher. Les essieux de mon Toyota chassent la neige et mes suspensions arrière laissent des traces; mais, à mon grand étonnement, je progresse sans trop de difficulté. Pour la montée du col, il est important que je ne m'arrête pas. Des bruits sourds m'indiquent parfois que la trace s'écarte de la piste et que les parties basses du véhicule s'accrochent à des cailloux. Pascaline et Angelo m'appellent par la VHF pour me demander comment ça va. Nous nous sommes perdus de vue dans le brouillard. Un peu crispé au volant, j'ai parfois de la peine à le lâcher d'une main pour empoigner le combiné et leur répondre. Ils s'inquiètent quand ma réponse tarde. Mais nous nous retrouvons au sommet du col, soulagés de n'avoir plus que de la descente.

Nous nous mettons en route en direction de la piste de la mine. Nous l'apercevons au loin ensoleillée. Nous croisons trois ou quatre véhicules qui montent au col. Les chauffeurs nous demandent comment est la piste. Nous croyons comprendre qu'ils cherchent à venir en aide à des troupeaux et à leurs bergers. Nous leur indiquons que seuls les véhicules tout-terrain peuvent passer, que les petits camions doivent attendre que la neige fonde.

Conduite sur la neige à la descente, ça me connaît. Nous arrivons sans encombre sur la piste de la mine. Celle-ci est profondément boueuse; mais rendue praticable toute l'année par des engins de chantier. Une famille kirghize arrêtée nous demande comment est la piste. Ils parlent anglais et français et nous offrent un verre de vin. Nous repartirons avec eux, invités à partager le ragoût d'agneau qu'ils s'apprêtent à cuire un peu plus bas. Nous passerons même la nuit chez eux, reçus avec une hospitalité que nous avons oubliée chez nous; mais c'est l'objet d'une autre chronique.

Balyktchy, le 20 août 2019 / Renaud Tripet

P.S. Le papillon était endormi pour toujours sur la neige, à côté du camping-car.

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